Extrait de
CRAIG FOSTER

Comment le poulpe a conquis l’humanité

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Publié le 11 juin 2021 à 17h45 - Mis à jour le 16 juin 2021 à 13h49

Où trouver un vrai mentor de nos jours ? Quelqu’un qui vous inspire ? Vous fait voir le monde autrement ? A vrai dire, pour débusquer cette perle rare, le mieux est peut-être de ne pas la chercher. C’est précisément ce qui est arrivé à James Reed, réalisateur de documentaires animaliers qui, au début des années 2010, s’est retrouvé anéanti par un burn-out. Epuisé par les tournages, incapable de s’occuper correctement de son fils, James avait le sentiment de vivre en dehors du monde, d’en être le spectateur asséché. C’est alors que lui est venue l’idée de renouer avec son enfance et d’aller plonger, comme il le faisait jadis, dans les eaux fraîches du « cap des tempêtes », à la pointe de l’Afrique du Sud. Sans combinaison, sans bouteilles, pour éviter de mettre des barrières entre lui et le milieu.

Extrait de « My Octopus Teacher » (« La Sagesse de la pieuvre »), qui a reçu l’oscar du Meilleur documentaire en avril 2021.

Au cœur des paysages planants des forêts sous-marines de kelp, palmant au milieu des requins-pyjamas, James recommence progressivement à se sentir vivant, jusqu’au jour où il croise la route d’un petit poulpe craintif, Octopus vulgaris pour les intimes, aussi couramment appelée pieuvre. « J’ai senti que cette créature était vraiment singulière, elle pouvait m’apprendre quelque chose, elle avait un truc particulier. Alors m’est venue cette idée folle : si j’allais là-bas tous les jours, tous les jours sans exception ? »

Ce que James Reed fit, non sans être accompagné par l’objectif de la caméra. La Sagesse de la pieuvre (My Octopus Teacher), réalisé par Pippa Ehrlich et James Reed et diffusé sur Netflix depuis 2020, est le récit amniotique et volontiers antidépresseur de cette rencontre entre un être humain au bout du rouleau et un octopode aux nombreuses ventouses.

Transformiste et thaumaturge

« J’étais sidéré par la quantité de choses qu’elle m’enseignait. Elle m’a appris à ressentir que nous faisions partie de cet endroit, que nous n’étions pas de simples visiteurs », confie James Reed, en voix off, tombé amoureux de ce mentor transformiste et thaumaturge qui vit en symbiose parfaite avec son milieu. Après avoir été mis en confiance, l’animal, ici presque divinisé, finit par étendre l’un de ses tentacules en direction de l’homme comme pour lui réinsuffler le goût de vivre, mouvement qui rappelle ce détail de La Création d’Adam, fresque peinte par Michel-Ange dans la chapelle Sixtine du Vatican.

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Baigné de nappes de musique ostensiblement émouvantes, le film, qui a remporté l’Oscar du meilleur documentaire, le 25 avril, à Los Angeles, est une invitation à nous réinscrire de manière non verticale au cœur des écosystèmes et à reconnaître d’autres formes d’intelligences que la nôtre. Car, en voyant ces images, il apparaît incontestable que ce fort en bras élabore des stratégies, ruse, joue. Cette intelligence animale invite d’autant plus à l’humilité que le petit poulpe, dont la mère meurt peu après l’éclosion des œufs, doit tout apprendre seul, sans bénéficier du transfert de connaissances propre à la vie sociale.

« Cette créature de la faille et du seuil ressurgit lorsque la civilisation prend peur de son reflet dans le miroir », analyse Pierre Pigot, écrivain et historien de l’art

« Du temps de Jules Verne, la pieuvre, c’était la bête méchante. C’est parce qu’elle était morphologiquement très différente de nous qu’elle faisait peur. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’elle est plus proche que ce qu’on pensait, souligne le neurobiologiste et philosophe Georges Chapouthier, auteur de Sauver l’homme par l’animal (Odile Jacob, 2020). Il y a déjà des convergences au niveau de ses aptitudes, la vision, la préhension. Elle est capable de dévisser un bocal, de faire un détour pour atteindre son but, d’utiliser des noix de coco comme bouclier. Alors qu’on a longtemps pensé que l’intelligence était l’apanage des vertébrés, le constat que des capacités cognitives complexes peuvent se développer dans d’autres groupes nous invite à relativiser. »

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Naviguant en eaux troubles aux confluents du réel et du mythe, cet animal à sang bleu est, comme le souligne l’écrivain et historien de l’art Pierre Pigot dans son ouvrage Le Chant du Kraken (PUF, 2015), « une créature de la faille et du seuil », qui « ressurgit lorsque la civilisation prend peur de son reflet dans le miroir ». Alors que l’humain commence à comprendre que son rationalisme hégémonique le conduit tout droit à la catastrophe, la nécessité de réinstaurer un dialogue intime avec le vivant se fait jour. Pour cela, il faut des tuteurs, des entités médiatrices. En conséquence, le calamar furax qui hantait les imaginaires du XIXe siècle a laissé la place à une sorte d’« octopote » que l’on inviterait volontiers à l’apéro (prévoir des crabes).

Animal miroir

Viatique d’une réconciliation entre l’homme et le monde animal, votre nouveau copain gluant essaime un peu partout. Est-ce totalement fortuit si vous vous êtes mis à jouer à Squids Odyssey sur votre smartphone, un jeu dont les héros sont de petites seiches aventureuses, et que votre voisine de métro lit L’Octopus et moi, roman d’Erin Hortle (Dalva, 400 p., 22,90 €) ? Simple hasard si vos enfants regardent Les Octonautes, une série d’animation dont un des personnages principaux est une pieuvre océanographe et anthropomorphe ? Quand vos collègues constellent depuis des semaines leurs messages d’émojis à tentacules, et vont jusqu’à télétravailler au bistrot parisien Le Poulpe, à Belleville ?

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Alors que des calamars se sont envolés, jeudi 3 juin, vers la Station spatiale internationale pour une série d’expériences, que penser de cette vidéo de Nature vue plus de 4 millions de fois et intitulée « Poulpe en train de rêver » ? Sur les images, capturées par le professeur de biologie marine David Scheel, la pieuvre Heidi change plusieurs fois de couleur durant son sommeil, laissant penser à certains qu’elle manifeste ainsi les variations de son activité onirique.

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Même si ce n’est pas prouvé, l’engouement pour cette idée témoigne du fait que nous considérons aujourd’hui le poulpe comme un animal miroir, son intelligence aux multiples facettes, émotionnelle, préhensive, outillée, de la situation, nous renvoyant aux spécificités de la nôtre, ainsi qu’aux excès dans lesquels elle semble parfois avoir versé.

« L’essentiel de la pensée animale est une pensée de l’émotion, avec laquelle nous aurions tout intérêt à nous reconnecter », dit Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe

« Au travers de l’éducation, ce que nous avons cultivé, ce sont surtout les aspects cognitifs abstraits et technologiques portés par l’hémisphère gauche, que l’on retrouve dans les langues ou les mathématiques, analyse Georges Chapouthier. Mais l’homme a aussi en lui des aptitudes émotives, menant à l’altruisme, l’empathie, que l’on ne développe pas beaucoup, ce qui est peut-être un des défauts de nos sociétés. Or, l’essentiel de la pensée animale est une pensée sans langage, une pensée de l’émotion, avec laquelle nous aurions tout intérêt à nous reconnecter, pour sortir de la faillite morale dans laquelle se trouve l’espèce humaine. »

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A certains indices, on peut mesurer que l’intérêt pour cette intelligence sensible va grandissant. Aujourd’hui, causer poulpe sur le réseau professionnel LinkedIn n’a rien d’aberrant, bien au contraire. La bestiole est désormais « inspirante », comme ont pu l’être, en leur temps, les harangues en col roulé de feu Steve Jobs.

« Ça crée immédiatement de la sympathie, de la plus-value, confie Caecilia Finck-Dijoux, 50 ans, spécialisée dans le conseil auprès des entreprises. Quand on a fondé notre boîte avec mon associée, on cherchait un nom en lien avec la mer. Comme on est plongeuses toutes les deux, le poulpe nous est apparu comme une évidence. Mais, en français, le mot a un côté mou. On a donc choisi le terme anglais, et on s’est appelé Octopus Marketing. Ça nous a semblé intéressant de nous identifier à cet animal qui a plusieurs tentacules, car, au travers de notre activité de conseil, on amène des bras supplémentaires chez le client. Par ailleurs, à l’image du poulpe, qui se fait oublier dans son environnement, j’adore me fondre dans les process des entreprises où j’interviens. »

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Sensualité et esthétisme

Comme la société de cash-back Poulpeo ou le groupe de post-punk Squid (« calamar », en anglais), aujourd’hui, de plus en plus de nos contemporains agitent les bras pour revendiquer leur appartenance à la team mollusque. Et il n’y a pas que dans le privé que l’animal fascine. Stéphanie, qui travaille dans la fonction publique, apprécie particulièrement la forme étrange de cet invertébré parfois comparé à un alien. « Il a un côté extraterrestre, c’est une sorte d’animal super-héros, qui possède plein de pouvoirs. Il peut traverser une plage en marchant, il peut changer de couleur, mimer son environnement, ses bras repoussent… » Bref, on n’est pas très loin d’un Avenger qui aurait pour base secrète, en ville, le banc de glace pilée de la poissonnerie.

« Le problème du poulpe, c’est que c’est bon », concède notre interlocutrice, qui vient d’en acheter un, avec pour projet de le cuisiner « à la galicienne, avec des pommes de terre ». Ce qui ne l’empêche pas d’être fascinée par la sensualité et l’esthétisme de la bestiole. « J’adore les représentations de poulpe, comme dans Le Rêve de la femme du pêcheur d’Hokusai. Je m’intéresse aussi à l’art japonais du gyotaku, qui consiste à imprimer des animaux marins sur une feuille après les avoir enduits d’encre. Le rendu des tentacules est particulièrement beau. Il y a peut-être quelque chose de sexuel derrière tout ça » Oui, peut-être.

« Penser que les animaux n’écrivent pas, leur refuser même le langage, c’est simplement dû à notre incompétence à les comprendre », affirme Vinciane Despret, philosophe

Garder une trace imprimée du vaste bestiaire peuplant notre planète, quand celui-ci semble plus que jamais menacé par notre appétit : cette pensée complexe traverse l’extraordinaire ouvrage de la philosophe Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe (Actes Sud, 160 p., 19 €). Ce recueil de récits d’anticipation, à la croisée de l’éthologie la plus pointue et de la divagation poétique la plus ondoyante, met en scène des animaux autour des débats scientifiques que suscite leur évolution.

L’une de ces histoires pourrait être résumée ainsi : un jour, des pêcheurs des calanques de Cassis découvrent, sur des débris de poterie immergés au large, un texte rédigé avec de l’encre de poulpe commun. Que veulent dire ces inscriptions ? Qui peut les déchiffrer ? Pourquoi les poulpes se sont-ils mis à écrire ?

« Penser que les animaux n’écrivent pas, leur refuser même le langage, c’est simplement dû à notre incompétence à les comprendre. Tous les animaux savent écrire au travers de leurs traces, et tous les bons chasseurs savent lire. D’une certaine manière, je ne fais que tirer la réalité un peu plus loin, l’infléchir, l’accentuer », confie Vinciane Despret. Si l’on accepte cet angle de vue, on se met alors à percevoir le poulpe non plus comme un simple être adaptatif bon pour la grillade, mais comme un créateur à part entière. Un être imaginatif, « à la fois assez proche de nous et dans d’autres types de sensibilité, de sensorialité », artiste des profondeurs à la vie éphémère avec lequel il est possible d’entamer une conversation.

Pulsion de vie

Mais qu’est-ce que le poulpe a à nous apprendre, ou à nous réapprendre, au fait ? Peut-être, tout simplement, le fait de croire. Là où notre espèce ne semble plus voir que des culs-de-sac, ce contorsionniste, maître de l’évasion, est animé « par cette conviction quasi kafkaïenne : il y a toujours une issue ». Admirable pulsion de vie qui s’exprime au travers d’une manière singulière d’habiter le monde, à base de camouflage, de mimétisme comportemental et de science de l’esquive. Sans trop en révéler, on peut dire que si le poulpe se met soudain à écrire, ce n’est donc pas seulement par amour de la poésie, mais parce qu’une nouvelle menace plane sur lui, l’obligeant à évoluer.

« La question de l’extinction me hante depuis quelque temps et c’est ce que j’ai essayé de déployer sur un mode fictionnel et non triste. Tous ces animaux qui disparaissent, qu’on ne verra plus, qui auront un jour existé, comment est-ce que nous allons faire pour laisser quelque chose d’eux ? Voilà ce qui me hante », confie Vinciane Despret. Sa poulpe-fiction est d’autant plus troublante que, dans la réalité, l’animal qui l’inspire n’est pas véritablement en voie de disparition, la population des céphalopodes ayant largement augmenté ces soixante dernières années.

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C’est donc ici le poulpe mythique qui semble avoir été convoqué, celui qui siphonne nos angoisses les plus profondes pour nous les resservir sous une forme de théâtre mimétique, grâce à son étrange pouvoir métamorphe. Cette fois-ci, surfant sur le potentiel expressif de l’encre, il a peut-être juste pris l’allure provisoire d’un autre animal pour nous leurrer et nous édifier en même temps, une espèce qui produirait des traces à grande échelle afin de conjurer sa crainte de l’extinction. On vous laisse deviner laquelle.

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